L’enfance déchue
Depuis quelques années, Virginie Foloppe conçoit la scène de l’enfance comme celle d’un drame, réel ou métaphorique, recréant les architectures d’une mort amère, tragique ou sanglante, situant l’homicide sur les territoires ombrés, silencieux.
Korê (2004) : des larmes de sang
Au centre de cette œuvre vidéographique conçue en trois espaces successifs, le visage d’une poupée, filmé en plan serré, et dont les traits ont été rougis par de la peinture, subjugue littéralement le spectateur. Le regard de ce masque de chair, perdu à travers des horizons mélancoliques, fixe un lointain tandis que, sur l’écran de gauche, apparaît le corps d’une seconde poupée, abandonnée au sol, qui réitère la présence de l’écran central : là, une femme surgit décapitée par le bord supérieur du cadre puis s’agenouille auprès de cette enfant inerte. Doublant l’entrée féminine sur la scène du drame, un homme s’avance, à droite du panneau central, muni d’une assiette remplie d’une couleur rouge sombre. Chacune de ses deux figures surgit de l’intérieur du triptyque, par le visage central de la poupée, qui les réunit mais les sépare également.
L’assemblage des trois actions, éprouvées à travers une lenteur surannée, obscurcit la limpidité de l’histoire et compose un infanticide. Comme pour en soumettre les mécanismes secrets, déjouant le commentaire réaliste, Virginie Foloppe transforme ici le drame, le désarticule, afin d’en souligner l’horreur : le faux, en définitive, ne serait là qu’une manière de figurer la condition de l’enfant, pris dans l’étau de l’architecture parentale, menacé de mort.
S’il s’inspire d’un triste fait divers, Korê déplace néanmoins l’espace du crime, le décontextualise, et transforme ainsi l’histoire. Cette conversion du réel, proche de cet improbable sollicité par le poète Yves Bonnefoy, ce “ grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l’obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables ”, lacère la ressemblance et relègue finalement le crime à l’image d’une enfance esseulée : une petite fille est découverte dans un parc, morte, après que sa mère l’avait déclarée perdue. Suite à une enquête laborieuse, elle avoua sa folie, son passage à l’acte, assise à ses côtés sur l’herbe. Alors qu’elle coiffait sa fille à l’aide d’un ruban, cette mère perd la tête, serre très fort le petit coup fragile, et l’étouffe jusqu’à la tuer.
Confrontée à la noirceur d’un quotidien, V. Foloppe soulève une métaphore inquiétante. “ Aujourd’hui, le simulacre est aussi réel que le reste ”, a déclaré récemment Tony Oursler, à l’occasion de la rétrospective qui lui est offerte à la galerie du Jeu de Paume. Ainsi le spectateur de Korê, qui découvre le dispositif du crime, le simulacre d’un meurtre, ne devrait-il pas voir derrière l’étranglement la métaphore entendue d’un crime, que celui-ci relève du réel, comme dans le cas du fait divers, ou qu’il traduise une mort psychique, l’enfance délaissée, “ l’œil encore brouillé, d’une larme ancienne ” ?
L’image de Korê, travaillée en lumière artificielle, tend à aplanir la profondeur de champ. Ici, les surfaces réduisent la densité des corps, valorisent les mouvements descendants, telles ces larmes de sang qui coulent le long des joues inertes de la poupée, ou encore sa pendaison, au bout du fil maternel, ou enfin cette lente ingestion alimentaire sur l’écran de droite.
Au centre de la constellation identitaire, l’enfance, apeurée, déchue, pleure sa vie passée et se désagrège, les yeux rouges, seule entre cet homme et cette femme qui lui tournent violemment le dos. Histoire d’un naufrage, lorsque le cri asphyxié de la pupille n’est plus entendu, Korê retrace l’éviscération du lien, la déchirure, les tourments d’un visage dévoré par la métaphore de ce double infanticide : l’instrument de coiffure, nœud coulant, se métamorphose en une corde raide, sorte de cordon ombilical funeste, tandis que le repas, à droite du triptyque, figure pratiquement l’ingestion de ce visage pourpre, désormais englouti à travers des nimbes intestinales, digéré, inerte. Là, il ne reste à l’enfance qu’une liberté restreinte, celle d’ouvrir ou de fermer douloureusement les paupières. Alors que des larmes, injectées à la surface de sa pupille, figurent les verves cruelles de ses figures adjacentes, la poupée, conçue morte, devient le réceptacle de la tristesse inaccomplie de ses adversaires.
Julien Milly
Expositions
- Hic est sanguis meus, La Capela, Paris, 2017.
- Hic est sanguis meus, Naples, 2016.
- La métaphore, Traverse Vidéo, Centre d'art contemporain Les abattoirs, Toulouse, 2005.
Publication
- Julien Milly, L’enfance déchue : Korê et Le coffre à jouets de JF., Catalogue Traverse vidéo, 2005.
- Mélina Maso Sarrat, La métaphore, Catalogue Traverse vidéo, 2005.